lundi 9 novembre 2020

Pourquoi les politiques d’emplois pietinent au Sénégal par Papa Demba LO - Lundi 9 novembre 2020

 Pourquoi les politiques d’emplois pietinent au Sénégal

ou les syllogismes dans les axes stratégiques

"Dans un monde en développement, il faut en priorité créer des emplois pour les grandes masses de jeunes. Cela doit passer avant l'amour-propre national et les croyances léguées par les traditions, les slogans, les sentiments et les ressentiments..."

P. Drucker

Le Sénégal fait face depuis de nombreuses années à une crise aigüe perceptible à travers le chômage endémique des jeunes, des femmes, une paupérisation accrue des catégories désavantagées surtout paysannes.

Notre pays initie depuis des décennies des politiques pour lutter contre la pauvreté et le chômage et installer le pays dans une dynamique de forte croissance à moyen et long termes. Les différents régimes qui se sont succédé ont tous promis des centaines de milliers d’emplois aux jeunes et essayé de mettre en place des politiques publiques de création d’emplois massifs surtout en leur faveur.

Néanmoins, le chômage et le désœuvrement massifs sont si aigues qu’on assiste encore à une recrudescence du phénomène migratoire d’une bonne partie de notre jeunesse. Le moins que l’on puisse dire est que les résultats n’ont pas toujours à la hauteur des attentes. 

Nous convenons que la création d’emplois dans les pays en développement est une question redoutable. C’est pourquoi donc, elle doit faire l’objet d’une réflexion stratégique solide, libre et large avant de définir les politiques à mettre en œuvre et les structures et/ou dispositifs chargés de les animer.

Il s’agit ici de discuter et remettre en cause les axes stratégiques sur lesquels, depuis longtemps, les politiques publiques en matière d’emploi sont bâties dans notre pays. Cette remise en cause fournit aussi une partie de la réponse à ce qu’il faut revoir ou envisager. Nous reviendrons au besoin sur des propositions plus concrètes en matière de stratégies et de dispositifs à mettre en place.

En cela, nous faisons nôtre cette affirmation d’Ely Goldryat à savoir que « la remise en cause des hypothèses fondamentales est une des clés de l’innovation ».

Nous pensons que les axes stratégiques qui sous-tendent les politiques publiques en matière de création d’emplois, sont, pour la plupart, soit des syllogismes qui ne résistent pas à une analyse approfondie, soit des concepts en vogue introduits par des partenaires et qui sont répétés par la classe dirigeante comme des trouvailles originales. Pourtant il convient de les discuter tant leur pertinence est loin d’être évidente. En voici quelques-uns :

Ce n’est pas le financement qui fait l’emploi. Les stratégies actuelles mettent au cœur de leur démarche le financement comme facteur ou moteur de la création d’emplois : « on va financer les jeunes pour qu’ils aient du travail ». Octroyer un financement à quelqu’un ne garantit rien quant à ses capacités d’entrepreneur ou sa réussite. Tout le monde n’est pas entrepreneur et les financements octroyés peuvent ressembler à du saupoudrage. Une entreprise ou entrepreneur n’investit pas juste parce qu’un financement est disponible. Ils investissent pour saisir des opportunités. Ce sont plutôt les opportunités qui font le chiffre d’affaires et le Business. Au risque de bouleverser le mode de pensée habituel, nous dirons que le moteur n’est pas le financement mais le chiffre d’affaires.

La création d’emplois pour les jeunes n’est pas que l’affaire des jeunes. Pour lutter contre le chômage des jeunes, les programmes financent en général les jeunes alors que ces derniers ne sont pas toujours les plus aptes dans la création d’entreprises et d’emplois. Il y a beaucoup de seniors (dans le public et le privé) qui ont l’expérience, de meilleures opportunités, des aptitudes et qui peuvent, avec un peu de soutien, se lancer avec plus de chances de succès. A charge pour eux d’embaucher un certain nombre de jeunes en rapport avec des engagements contractuels. Cela n’exclut pas forcément un dispositif d’appui spécifique aux jeunes entrepreneurs véritables.

Créer des entreprises par et dans l’agriculture ? pas seulement ; Certes plusieurs puissances économiques sont aussi des puissances agricoles. Mais une agriculture développée ou qui se développe ne signifie pas forcément beaucoup d’emplois dans ce secteur. Dans des pays développés, 4 à 5% de la population nourrit en général le reste du pays et même au-delà. Par ailleurs, pourquoi des jeunes qui ont toujours été citadins et ont d’autres compétences qui ne sont pas agricoles devraient-ils tous aller cultiver ? Ne proposer aux jeunes que l’agriculture ou même le secteur primaire est un syllogisme qui ne tient pas la route et dénote aussi un manque d’ambition. En tout état de cause, la création d’emplois dans l’agriculture répond à la question du où (où créer des emplois ?) mais pas à la question du comment (comment créer des emplois ?).

Transformer les produits sur place le plus possible : quand un pays se développe ou est sur la voie de l’émergence, il produit de plus en plus des biens manufacturés, industriés et transforme de plus en plus la matière première sur place. A ce niveau les ventes ou exportations de matières premières comme pour l’arachide doivent être découragées. La transformation des produits primaires crée de la valeur ajoutée, de la richesse et donc de l’emploi. Plus les produits sont élaborés sur place dans le pays, plus vous créez de la valeur ajoutée, de la richesse et de l’emploi.

Par exemple, pour un même tonnage de produits halieutiques, un pays comme la Tunisie fait rentrer 8 à 9 fois plus de devises que le Sénégal. La différence se situe dans les travaux de différentes sortes que fournissent les entreprises tunisiennes sur les produits élaborés. Une entreprise de pêche qui transforme emploie facilement 500 à 1000 personnes. Cela veut autrement dire que le poisson péché doit être débarqué au Sénégal, lavé, éviscéré, découpé, traité, emballé et même vendu et exporté en produits finis.

Ne pas toujours se focaliser sur la formation professionnelle pour la création d’emplois en masse ; la création d’entreprises et donc d’emplois n’est pas liée de manière automatique à la formation professionnelle. Ce n’est pas forcément ceux qui ont une formation professionnelle qui s’insèrent le mieux dans l’économie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le profil des dirigeants ou propriétaires d’entreprises actuelles. Plusieurs n’ont pas beaucoup de qualification ou en ont changé. Certes, il y a plusieurs secteurs d’activités qui ont besoin d’un appui en formation professionnelle mais envisager la création d’entreprises et donc d’emplois sous cet angle et par les seuls détenteurs d’une formation professionnelle dispersera nos efforts et nos ressources. Cette préoccupation de l’insertion par la formation professionnelle est une démarche normale, un besoin bien identifié quand les entreprises rencontrent des difficultés pour recruter certains types de main d’œuvre ou des jeunes formés dans certains métiers.

Employabilité : Les politiques publiques en matière d’emploi actuelles au Sénégal mettent au centre la notion d’«employabilité » qui sous-entend que les jeunes au Sénégal n’ont pas d’emploi parce qu’ils n’ont pas de métier. Que les emplois existent mais que les jeunes n’ont pas les qualifications nécessaires. Dire cela aux valeureux instituts, universités et écoles supérieures du Sénégal qui forment pour toute l’Afrique et à tous ceux qui réussissent lorsqu’ils sortent du Sénégal frise la provocation. D’ailleurs l’entreprise n’est-elle pas le lieu privilégié d’acquisition d’un métier ? Il faudrait simplement à l’appui de cette thèse nous monter où, quelles quantités et dans quels secteurs ces offres d’emplois sont dénombrées. Comme conséquence de cette thèse, beaucoup de jeunes sont formés dans divers secteurs professionnels comme l’aviculture par exemple. Mais comment et pourquoi former dans l’aviculture au moment où de très nombreuses entrepreneurs et travailleurs délaissent leurs poulaillers dans la zone des Niayes ? En réalité pour créer des entreprises, il faut plutôt mettre en avant la notion centrale qui est celle des « opportunités ». Pour aménager des opportunités, c’est l’Etat qui a un rôle très important à assumer. Il doit être un impulseur de développement, un apporteur d’affaires très important à travers la commande publique et un important catalyseur d’opportunités de Business. Il doit stimuler et structurer le Business, libérer les énergies et être un Etat ambitieux doté d’une très forte volonté politique. 

L’informel n’est pas réellement un secteur : il est tentant de considérer l’informel comme un secteur à côté de celui dit moderne ou du secteur agricole, ce qui explique certainement la création d’un ministère qui lui est dédié. Pourtant, l’informel ne saurait être assimilé à un type ou domaine d’activité, ni même à des structures ou personnes physiques mais simplement à des pratiques. Ces pratiques sont consécutives à un ensemble de caractéristiques de l’environnement des affaires qui ont conduit à adopter progressivement ce mode de fonctionnement. Les pratiques informelles sont partout, et sont une réponse à un environnement des affaires donné. l’informel s’est particulièrement développé pendant les deux ou trois dernières décennies. Ce développement est le résultat d’une évolution d’un contexte économique, social et institutionnel précis.

La croissance ne va pas créer automatiquement des emplois ; ce n’est pas parce qu’il y a croissance qu’il y aura création d’emplois. La croissance peut se traduire simplement par une meilleure compétitivité de certains secteurs industriels. Elle peut aussi être portée par des secteurs qui ne sont pas tellement consommatrices de main d’œuvre. Pire, il y a même des croissances destructrices d’emplois. Ce sera alors une croissance appauvrissante.

Réaménager le dispositif des agences et structures d’appui à la création et au développement des entreprises : faire en sorte que les structures actuelles épousent la courbe de vie d’une entreprise et les différentes problématiques propres à chaque phase de cette évolution.

Des échanges dépassionnés et la remise en cause des certitudes sur les stratégies actuelles devraient permettre d’impacter positivement les solutions et dispositifs mis en place. Nous invitons vivement à ce débat pour ne plus engager les efforts et les ressources rares de toute une nation dans des programmes, projets et actions qui occupent l’espace publique, produisent de faibles résultats et peuvent hypothéquer l’avenir de générations entières.

Pape Demba LO

Expert secteur privé, consultant ONUDI

Président de l’ACDE

papedembalo@gmail.com

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